Traités
Mon père, Willie Joe, croyait en la valeur des Premières Nations du Yukon et en notre objectif d’ autonomie gouvernementale. Il voulait mobiliser notre peuple pour qu’ il assure un avenir meilleur aux générations à venir. Le 17 août 1977, mon père, qui était président de la Fraternité des Autochtones du Yukon, a rencontré avec ses collègues le premier ministre Pierre Elliott Trudeau pour discuter du projet de construction du gazoduc de la route de l’ Alaska. À cette époque, les leaders de mon peuple étaient en pleine négociation pour des revendications territoriales dans le secteur concerné. Ils ont donc demandé que le projet soit repoussé, afin d’ avoir le temps de conclure les négociations.
Mon père a déclaré qu’ ils avaient besoin de sept années de plus; d’ après les conditions sociales existantes, c’ était le temps qu’ il fallait pour que les gens de la communauté bénéficient du projet plutôt que d’ en souffrir. Mon père a aussi ajouté que l’ organisation administrative des Premières Nations du Yukon, bien qu’ en place depuis huit ans, manquait de temps pour se pencher sur les problèmes liés au bien-être social, occupée qu’ elle était à livrer sans cesse bataille au gouvernement fédéral. La réponse initiale du premier ministre fut : « Nous aimerions tous avoir plus de temps ». Il a également indiqué que les décisions de dernière minute « étaient inévitables dans tous les dossiers, que ce soit concernant les affaires étrangères, l’ OTAN ou le budget. Mais je crois qu’ il est temps que nous prenions une décision ».
De son point de vue, le délai de sept ans demandé par mon père équivalait à un refus. Le premier ministre voyait la situation ainsi : soit on est pour le développement, les toilettes à chasse d’ eau et les barrages hydroélectriques, soit on est contre. Or, nos leaders, eux, estimaient que ce délai permettrait de bien faire les choses, ce qui profiterait aux Premières Nations durant des générations, pas seulement aujourd’ hui. Ils ne disaient pas « non »; ils disaient simplement « pas tout de suite ».
En 1973, nos leaders ont envoyé au premier ministre Trudeau un document intitulé Together Today for our Children Tomorrow, qui décrivait nos doléances et notre approche de négociation. Aujourd’ hui, on peut y voir un pas vers la réconciliation. Le document déclarait que « l’ objectif des Indiens du Yukon est d’ obtenir un règlement au lieu d’ un traité, grâce auquel nous et nos enfants pourrons apprendre à vivre dans un monde en évolution. Nous voulons participer au développement du Yukon et du Canada, et non le freiner. Mais nous ne pouvons participer qu’ à titre d’ Indiens. Nous ne vendrons pas notre patrimoine pour faire une bonne affaire ou trouver temporairement du travail ». La dispute mettait en lumière la différence fondamentale entre deux approches du développement, celle des Autochtones étant axée sur les générations à venir.
Les négociations pour les revendications territoriales du Yukon ont seulement commencé une fois que nos leaders ont remis ce document au gouvernement fédéral. Contrairement à presque partout ailleurs au pays, il n’ y avait jamais eu signature de traité ou d’ accord pour ce territoire, et ce, malgré les revendications en souffrance qui remontaient à l’ époque de la ruée vers l’ or du Klondike. Dans la foulée des propositions pour la construction du pipeline de la vallée du Mackenzie dans les Territoires du Nord-Ouest, non loin du Yukon, le gouvernement a créé en 1974 une commission royale fédérale, l’ Enquête sur le pipeline de la vallée du Mackenzie. Présidée par le juge Thomas Berger, celle-ci a évalué les répercussions potentielles du pipeline sur l’ environnement, l’ économie et les habitants de la région. Au final, le juge Berger a recommandé la suspension de tout projet de pipeline pendant 10 ans, notamment pour que les revendications territoriales puissent être réglées.
Le leadership intergénérationnel, alimenté par le dévouement envers les enfants, est l’ une des plus grandes réussites des peuples autochtones. C’ est une force qui a changé, et continue de changer, la façon dont les décisions sont prises.
Ce pipeline n’ a jamais vu le jour. Toutefois, en 1990, après 16 autres années de négociations, nous avons mis la dernière main à l’ Accord-cadre définitif pour l’ ensemble du territoire, ainsi qu’ à un accord spécifique conférant l’ autonomie gouvernementale à ma communauté. À mon avis, le Yukon y a beaucoup gagné. Nos leaders ont fait passer la valeur de notre peuple devant les considérations économiques, et par conséquent, ils ont contribué à améliorer les institutions décisionnelles. Avant l’ Enquête sur le pipeline de la vallée du Mackenzie, les décisions relatives au développement étaient surtout fondées sur des chiffres. Depuis, il est devenu la norme d’ évaluer les conséquences environnementales et socioéconomiques au moyen de consultations publiques.
Aurait-on connu autant de succès si la construction du pipeline avait été reportée à l’ année suivante? Mon instinct me dit que non, et je remercie nos anciens leaders d’ avoir défendu avec fermeté la valeur de notre peuple. Mon père et ses collègues ont pris la parole dans le seul but de protéger ma génération et nos enfants. Je suis reconnaissante de ce qui a été rendu possible grâce aux accords : les débouchés, l’ éducation et l’ affirmation de notre peuple. Aujourd’ hui, alors que je participe à mon tour à faire évoluer les choses sur le plan décisionnel, je m’ efforce de mettre en pratique les leçons enseignées par nos anciens leaders, afin de continuer à faire cheminer notre nation avec mes enfants.
Le leadership intergénérationnel, alimenté par le dévouement envers les enfants, est l’ une des plus grandes réussites des peuples autochtones. C’ est une force qui a changé, et continue de changer, la façon dont les décisions sont prises. Nos accords finaux ont abouti : c’ est la preuve que nous n’ avons plus à sauter sur toutes les occasions. Nous sommes plutôt en train de normaliser notre approche, soit de prendre le temps de bien faire les choses. Certes, il y a encore du travail à faire pour convaincre nos collègues du secteur du développement de l’ utilité d’ accorder la priorité aux générations futures plutôt qu’ aux gains annuels. Mais nous nous dirigeons vers un modèle où nos partenaires solliciteront activement l’ avis et la sagesse des peuples autochtones. Il est important de reconnaître que nos leaders ont négocié les accords en pensant à l’ ensemble des terres et des peuples du Canada. Je suis reconnaissante de leur prévoyance. Aujourd’ hui, j’ ai plus confiance en l’ avenir du développement, à mesure que l’ on évolue vers de nouveaux modèles décisionnels ancrés dans les valeurs et les visions autochtones pour les générations futures.
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