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atlas des peuples autochtones du Canada

Langue

Bruce Cutknife est membre de la Nation crie de Samson à Maskwacis, en Alberta. Il a travaillé sur divers projets liés à la langue, à la culture et à l’ histoire cries. Il a récemment reçu le prix Lois Aspenes de l’ Université de l’ Alberta (campus Augustana) et le prix Pionnier de l’ année décerné par le Musée du patrimoine de Wetaskiwin et du district.

l’ une des premières choses que font les colonisateurs – ou « découvreurs » – est de le renommer dans leur langue, en faisant fi du nom déjà attribué par les premiers habitants des lieux. Or, le nom d’ origine est souvent bien plus parlant, car il évoque le rapport au territoire des peuples qui l’ ont choisi. Il peut s’ agir d’ un lien spirituel, culturel ou historique, étant donné que différentes Premières Nations emploient souvent les mêmes désignations.

On envisageait depuis les années 1970 de renommer le village d’ Hobbema « Maskwacis ». Le changement de nom a été officialisé en 2013. C’ est sir William Cornelius Van Horne qui avait choisi « Hobbema », alors qu’ il était président du Chemin de fer Canadien Pacifique, parce qu’ il admirait l’ œuvre du paysagiste hollandais Meindert Hobbema (1638-1709). Cette communauté regroupe quatre peuples de la Première Nation des Cris-des-Plaines : la Nation crie de Samson, la Nation crie d’ Ermineskin, la Tribu de Louis Bull et la Première Nation de Montana.

À minuit le 1er janvier 2014, le village d’ Hobbema, en Alberta, est officiellement devenu Maskwacis. Avant l’ arrivée des colons, le nom traditionnel de ce secteur était « Maskwacîs » ou « Maskwa cîsihk ». Ce nom est dérivé de deux mots cris : maskwa, qui signifie « ours », et wacî, soit « colline » ou « montagne ». Les collines des ours. C’ est aussi ainsi que d’ autres tribus, comme les Pieds-Noirs et les Stoneys-Assiniboines, désignaient l’ endroit. Le nom « Musquachis » figurait d’ ailleurs sur une carte de 1865 dessinée par le géographe irlandais John Palliser après qu’ il ait parcouru l’ Ouest canadien de 1857 à 1860 pour le cartographier.

Le toponyme « Maskwacîs » désigne aussi d’ autres endroits fréquentés par de nombreux ours. Puisque cet animal est omnivore, comme l’ être humain, il choisit la région où il vit en fonction de la nourriture et des abris disponibles. L’ ours noir et les espèces apparentées, comme le grizzli, l’ ours polaire et, surtout, l’ ours Kermode (« ours esprit »), sont sacrés. À l’ époque préhistorique, tous les peuples et les groupes culturels qui vivaient dans l’ habitat de l’ ours entretenaient un lien spirituel fort avec cette bête.

Le Collège culturel de Maskwacis a entrepris de créer une carte des toponymes autochtones. Tous les noms locaux ont été recensés, notamment Nipisihkopâhk (le lieu des saules) pour la réserve de Samson; Neyâskweyâhk (l’ arche d’ arbres) pour la réserve d’ Ermineskin; Kisipatinâhk (là où se termine le terrain élevé) pour la réserve de Louis Bull; et Akâmihk (de l’ autre côté de la rivière) pour la réserve de Montana. Il est intéressant de noter que les noms anglais attribués aux réserves sont ceux des chefs « reconnus par le gouvernement » qui étaient au pouvoir au moment de la création des réserves (à l’ exception de la réserve de Montana, qui s’ appelait auparavant « réserve du chef Bobtail »), tandis que les noms cris décrivent le territoire. Ironiquement, les villages voisins qui ne sont pas habités par des Premières Nations ont des noms autochtones. En effet, Wetaskiwin vient du mot cri wi taskî winihk, qui signifie « les collines ayant apporté la paix », et Ponoka signifie « cerf » dans la langue des Pieds-Noirs.

Le territoire répondait à tous les besoins des peuples, gardant en mémoire les activités nécessaires à la vie et à la survie. On retrouve d’ ailleurs ces informations vitales dans la désignation de nombreux points d’ intérêts.

Le territoire répondait à tous les besoins des peuples, gardant en mémoire les activités nécessaires à la vie et à la survie. On retrouve d’ ailleurs ces informations vitales dans la désignation de nombreux points d’ intérêts. Manahcâ pânihk, c’ était « l’ endroit où l’ on cherche les arcs » et Manawânis, « l’ endroit où l’ on ramasse les œufs ». Astahcikowin désignait « l’ endroit où l’ on entrepose la nourriture », tandis que Piponapiwin renvoyait à « l’ endroit où est installé le camp d’ hiver ». Enfin, on appelait Âsokanihk « l’ endroit où se croisent les rivières ». Certains noms faisaient allusion à des animaux ou à l’ être humain. Par exemple, Kiseyinô Kâsâsakitisihk voulait dire « vieillard couché sur le dos », et Kakwayohk, « collines des porc-épics ».

Carte de l’ Ouest canadien réalisée par le géographe irlandais John Palliser, où l’ on voit le nom « Musquachis », 1865. La ville de Hobbema, en Alberta, a repris ce nom en 2014.

Autre fait intéressant : de nombreux noms donnés par les colonisateurs, les explorateurs, les missionnaires et d’ autres personnes non autochtones qui se sont approprié les terres font référence au diable ou à l’ enfer. Bon nombre de ces lieux revêtent une signification spirituelle pour les peuples autochtones. Ainsi, pour évincer les pratiques spirituelles dans ces régions, les missionnaires ont choisi des noms qui faisaient appel à des concepts de l’ idéologie chrétienne. Les missionnaires appelaient la majeure partie du Nouveau Monde « le territoire du diable ». Lors d’ une entrevue filmée au Collège culturel de Maskwacis, l’ aînée Sophie Samson a dit : « Il n’ y avait aucun diable ici; il est arrivé de l’ autre côté avec les Moniyows (“les Blancs”)! » Le Nouveau Monde était considéré comme un territoire peuplé de païens sauvages qui devaient être convertis au christianisme pour que leurs âmes soient sauvées.

Prenons l’ exemple de Manitô Sâkahikan, dont le nom signifie « lac des esprits » ou parfois « lac de Dieu ». Le mot manito se retrouve dans le nom de multiples lacs et cours d’ eau sur le territoire cri, ainsi que sur d’ autres territoires tribaux. On l’ a rebaptisé « lac Ste. Anne » en l’ honneur de la mère de Marie. Les missionnaires auraient choisi ce nom parce qu’ ils étaient conscients du rôle et de la place prépondérante des grand-mères dans la culture des Premières Nations.

Lorsque j’ étais enfant, un groupe de personnes sont venues demander à mon père et à mon oncle maternel comment se rendre à un lieu assez éloigné à partir de notre réserve. Mon père et mon oncle leur ont tous deux donné les indications qu’ ils connaissaient. Ce que je trouve fascinant, c’ est la façon dont ils ont communiqué l’ information : en griffonnant sur le sol à l’ aide d’ un bâton. Ils ajoutaient chacun leur tour des précisions sur les directions, les routes et les raccourcis possibles. Il était intéressant d’ entendre les noms cris qu’ ils employaient pour désigner les villages, les rivières et d’ autres endroits, ainsi que les directions générales. Il faut savoir qu’ ils parlaient des autoroutes actuelles, et non d’ une quelconque route de commerce traditionnelle ou encore du fameux « sentier des Indiens ». Mais cette carte dessinée par terre pour les visiteurs allait bientôt s’ effacer et être oubliée.

Ce souvenir m’ est revenu à l’ esprit lorsque j’ ai étudié la carte d’ Old Swan à l’ université. Cette carte, créée en 1801 par le chef pied-noir Aka-Omahkayii (aussi appelé « Old Swan »), montre la côte nord-ouest du Pacifique, la rivière Missouri supérieure, le fleuve Columbia, le fleuve Fraser, la rivière Bow, les montagnes Rocheuses et l’ océan Pacifique. Le professeur Theodore Binnema a écrit un article pour expliquer les détails de cette carte autochtone unique en son genre et l’ information qu’ elle contenait. Puisque la carte ne respectait aucune convention cartographique occidentale de l’ époque, elle était considérée comme une carte « primitive ». Or, le professeur Binemma s’ est opposé à cette étiquette, faisant valoir qu’ il s’ agissait d’ une carte remarquable présentant un très vaste territoire, et qu’ elle devait être analysée à la lumière de ses propres conventions. De récents travaux d’ historiens dans le domaine de la cartographie ont montré qu’ il fallait considérer les cartes, comme tout document historique, en tant que produit d’ une époque, d’ un lieu et d’ une société en particulier, sans quoi on risque d’ en faire une mauvaise interprétation. En effet, chaque carte émane d’ une société, et non pas d’ un individu isolé. Dans son livre Comment faire mentir les cartes ou Du mauvais usage de la géographie, Mark Monmonier explique que pour éviter que les renseignements essentiels ne se noient dans une pléthore de détails, une carte doit présenter une vision sélective et incomplète de la réalité. La carte d’ Old Swan illustre donc un principe fondamental à la cartographie : la sélectivité.

Comme c’ était le cas pour d’ autres peuples et cultures, l’ appartenance et l’ association au territoire, tout comme la connaissance de ce dernier, étaient un élément de survie essentiel ici. Le fait d’ apprécier la terre et d’ entretenir avec elle un rapport particulier a créé un lien qui s’ est perpétué même après la colonisation des réserves. Les aînés disent qu’ il faut considérer la terre comme de la famille. Quoi qu’ il en soit, cette carte est une œuvre importante qui a largement contribué à me faire apprécier davantage les terres traversées par nos ancêtres.

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