EN | FR

atlas des peuples autochtones du Canada

Se déplacer au fil des saisons

Gregg White, d’ origine micmaque, est un membre de la bande de Flat Bay, qui fait partie de la Première Nation micmaque Qalipu, à Terre-Neuve-et-Labrador. C’ est aujourd’ hui un auteur installé à Halifax, en Nouvelle-Écosse.

Quand les troupeaux de caribous migraient et que les orignaux se mettaient à l’ abri de la neige, nous partions sur la glace, dans la crique de Muddy Hole, près de l’ embouchure du ruisseau Flat Bay. Vu la rivière à proximité, la glace à cet endroit n’ était jamais trop épaisse, ce qui était pratique pour ce que nous avions à y faire, mais assez dangereux. Cette glace, sous laquelle pullulait une faune visqueuse, bien profond dans la vase, pouvait à peine supporter le poids d’ un homme – et nous étions une quarantaine. Pourtant, nous avancions
sur la glace, car c’ était le seul endroit où nous pouvions aller.

Ces hommes aguerris avançaient sur la glace avec habileté, s’ aventurant là où la plupart n’ auraient jamais osé poser le pied.

La « faune visqueuse », c’ était les anguilles : les Mi’ kmaqs de Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve-et-Labrador les avaient intégrées à leur alimentation depuis des centaines d’ années. Mets raffiné pour les nantis dans d’ autres cultures, l’ anguille était une denrée plutôt commune pour les Mi’ kmaqs, se pêchant en toute saison, mais plus particulièrement l’ hiver, quand le gros gibier se faisait rare. La meilleure façon de pêcher l’ anguille – la technique que mon père m’ a enseignée – consistait à l’ attraper au harpon, à travers un trou creusé dans la glace.

Vous vous imaginez sans doute un homme debout au bord de l’ eau, harpon au poing, capable de transpercer d’ un lancer adroit une anguille ondulant à sa portée. Eh bien, vous vous trompez – mais je vous pardonne. La technique n’ était pas si pittoresque. Plutôt simple, mais très efficace. Imaginez un trou circulaire, découpé à la hache dans la glace, généralement d’ environ 50 cm de diamètre. Le pêcheur enfonçait doucement dans la vase son « harpon » long de trois à cinq mètres, encore et encore, jusqu’ à ce qu’ une anguille s’ empale sur une des pointes ou qu’ il ait ratissé tout le diamètre du trou. Les pointes du harpon étaient recourbées vers l’ intérieur, de sorte que quand le pêcheur le remontait jusqu’ à lui, l’ anguille était hameçonnée. Les pêcheurs pouvaient savoir qu’ ils avaient une prise rien qu’ à la sensation du harpon dans leurs mains. J’ ai connu des hommes, réceptifs à la moindre vibration, qui savaient exactement quand ils avaient attrapé des anguilles à peine plus grosses que des vers. Les trous les plus fournis pouvaient contenir une trentaine d’ anguilles. Quand le pêcheur avait ratissé chaque centimètre carré qu’ il pouvait atteindre, il allait découper un autre trou un peu plus loin.

Pendant des siècles, l’ anguille était une composante essentielle de l’ alimentation des Mi’ kmaqs de Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve.

On pouvait connaître la quantité de vase à prospecter rien qu’ en observant l’ épaisseur de la glace : plus elle était fine, plus la vase était profonde et sa superficie importante. C’ est ce qui explique que j’ aie vu des hommes s’ aventurer sur de la glace où ils n’ avaient aucune raison d’ aller – en fait, ils en avaient une bonne : la faim. Ces hommes aguerris avançaient sur la glace avec habileté, s’ aventurant là où la plupart n’ auraient jamais osé poser le pied. Bien des fois, la glace roulait, formant de véritables vagues sous nos pieds, nous forçant à poursuivre notre chemin avant qu’ elle ne cède et nous précipite vers un plongeon glacial.

À la fin de la journée, il fallait dépouiller les prises, une tâche assez difficile, puisque le temps de les ramener à la maison, les anguilles se couvraient de vase et de glace, et l’ on avait déjà les doigts engourdis avant d’ avoir fini de dépouiller la première. La technique consistait à faire une entaille sur le ventre, près de la tête, puis à ouvrir l’ anguille sur toute la longueur pour en retirer les viscères. Ensuite, on retournait l’ animal, on pratiquait une entaille de l’ autre côté, toujours près de la tête, juste assez profonde pour percer la peau extérieure. Puis, en tenant le bout de peau dégagé, on tirait dessus d’ un seul mouvement vif pour retirer toute la peau extérieure visqueuse et la séparer de la chair. Ce travail, déjà long et glaçant, était compliqué par le fait que l’ anguille, dans un réflexe nerveux, continuait de se tortiller dans tous les sens longtemps après avoir été « égorgée ».

Pourquoi braver les dangers de la glace et le froid mordant de l’ hiver terre-neuvien, me direz-vous? Pour la récompense, bien sûr : le goût délicieux de l’ anguille. Grillés, en ragoût ou frits dans de la graisse de porc, ces poissons riches en vitamines et en protéines étaient l’ aliment parfait pour les Mi’ kmaqs lorsque les réserves d’ orignal et de caribou s’ épuisaient. Beaucoup de familles en avaient besoin pour survivre, et nous avions de la chance qu’ à Flat Bay, il y en ait eu en abondance.

Commandez maintenant

sur Amazon.ca ou Chapters.Indigo.ca, ou communiquer avec votre libraire ou marchand éducatif préféré