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atlas des peuples autochtones du Canada

Rivières, lacs et ressources hydriques

Julian Brave NoiseCat est un auteur primé dont les écrits sont souvent publiés, notamment dans The Guardian. Fier membre de la bande de Canim Lake (Tsq’ escen), il est descendant de la Première nation Lil’ wat de Mount Currie.

Le 5 août 2017, 87 canots, chacun transportant une dizaine de pagayeurs, ont traversé les eaux déferlantes du passage Discovery, là où le détroit de Georgia se rétrécit – entre l’ île Quadra, sur le territoire des We Wai Kais et la rivière Campbell, sur celui des Wei Wai Kums –, avant de se jeter dans le détroit de Johnstone en direction nord ouest. La fumée des feux de friches faisant rage dans la Colombie Britannique continentale s’ élevait en volutes au-dessus des montagnes côtières et de la mer des Salish, jusqu’ à l’ île de Vancouver. Le soleil d’ été revêtait un halo métallique bleu gris. Des vapeurs – l’ un des nombreux symptômes du réchauffement rapide de la planète en été –, montaient au-dessus des eaux agitées, comme pour leur rappeler leur fragilité, avant de disparaître dans l’ atmosphère en tourbillonnant.

Les canots, chacun se distinguant par son profil unique et les couleurs de sa coque, se sont immobilisés devant ce paysage silencieux où terre et mer se rencontrent. Les patrons, installés à l’ arrière, ont échoué les embarcations et les ont installées en mettant les plats-bords vis-à-vis, à Tyee Spit. Les équipages ont alors entonné les chants d’ aviron de leur tribu respective, pour exprimer leur joie d’ être enfin arrivés sur les rives du territoire des Lekwitoks.

Bienvenue au voyage de canot tribal, une traversée transnationale réunissant chaque année des peuples autochtones du nord ouest du Pacifique. À bord de pirogues de mer traditionnelles, les équipages partent de ports d’ attache aussi éloignés que Haida Gwaii, en Colombie-Britannique, et Grand Ronde, en Oregon. Ils pagaient pendant des jours, voire des semaines, sur des centaines de kilomètres de littoral avant d’ arriver à la destination de l’ année pour chanter, danser, faire bonne chère et s’ échanger des cadeaux pendant une semaine, à l’ occasion d’ un potlatch organisé par la communauté d’ accueil.

Une délégation de Wei Wai Kums à l’ allure majestueuse, présidée par l’ artiste Jonathan Henderson et le membre du conseil Curtis Wilson – tous deux vêtus d’ une couverture chilkat et d’ une coiffure de cérémonie inspirée de l’ oiseau-tonnerre, les plus belles pièces de leur collection – ont accueilli les canoteurs à Tyee Spit, le dernier port d’ escale de la traversée 2017. On sentait qu’ il se passait quelque chose de grand, de grandiose même. La plupart du temps, le passage Discovery sert de couloir de navigation, rien de plus qu’ une autre route maritime dans la chaîne d’ approvisionnement mondiale. Sauf que ce jour-là, les Autochtones faisaient leur retour. Les canots avançaient, s’ enfonçant dans un décor dont les couleurs inquiétantes exprimaient la vulnérabilité de la nature. La scène était surréelle.

D’ un voyage en canot à l’ autre, les communautés autochtones progressent vers une prise de pouvoir sur les plans culturel, social et politique.

Plus de 3 000 personnes ont assisté à la fastueuse cérémonie, dont James Quatell (Quageelagee), chef héréditaire de la Première Nation Wei Wai Kum. La grande maison majestueuse de sa famille (Kweladzatse) a trôné sur ces côtes pendant des décennies, peut-être des centaines d’ années, avant d’ être démolie en 1955, comme ces innombrables autres bâtiments détruits par le colonialisme. « Ils n’ ont pas pu tout enlever à notre peuple, mais ils ont essayé, a déclaré le chef. [L’ arrivée des canots] était comme le réveil de quelque chose qui avait toujours été là. »

Ce soir-là, les hôtes des Premières Nations Wei Wai Kum et We Wai Kai ont convié à la fête les visiteurs qui faisaient halte sur leur territoire. Petit problème d’ organisation : il n’ y a pas eu assez de saumon pour remplir tous les ventres, tant il y avait du monde. L’ économie autochtone traditionnelle du nord-ouest du Pacifique repose sur d’ importants dons d’ œuvres d’ art, de biens et d’ aliments dans le cadre de la cérémonie que l’ on appelle le potlatch. Ce n’ est pas rien de laisser les invités avoir faim. Pour une communauté comme celle des Wei Wai Kums, qui tire sa richesse des produits de la mer depuis des générations, c’ était une expérience nouvelle – et probablement une leçon d’ humilité. Cœur de la vie dans le nord-ouest du Pacifique, le saumon connaît un déclin, alors que jadis, il foisonnait dans les eaux côtières. C’ est un signe de la perturbation de l’ écosystème, comme le tourbillon de fumée à l’ intérieur des terres qui s’ élève au-dessus des montagnes. 

Ces crises existentielles, humaines et environnementales, pressent les communautés autochtones d’ agir. Après le repas, les hôtes ont invité tout le monde à se réunir dans l’ élégante grande maison du Thunderbird Hall pour assister à la cérémonie légendaire de l’ écorce de cèdre rouge des Kwakwaka’ wakws. Toute la communauté a participé – hommes et femmes, petits et grands, êtres matériels et spirituels – à cette célébration de notre endurance. Peut-être les gens ont-ils dansé un peu plus intensément pour le saumon, chanté un peu plus fort pour l’ air et prié un peu plus longtemps pour l’ eau.

Membres du conseil Wei Wai Kum accueillant les canots.

Tout comme notre peuple a presque disparu de ces terres, de telles cérémonies ont failli être effacées de notre mémoire collective à tout jamais. Au tournant du siècle dernier, des maladies meurtrières et des guerres sanglantes ont réduit notre population de plus de la moitié, voire plus de 90 %. Le nombre exact de décès demeure inconnu. Des villages entiers, des nations même, ont disparu. Dans le cadre d’ un programme de dépossession, nous avons perdu la quasi-totalité de nos terres, de notre eau et de nos ressources. Les terres de réserve des Premières Nations ne représentent aujourd’ hui qu’ un maigre 0,4 % de la superficie terrestre de la Colombie-Britannique. Ce n’ est pas tout : nos enfants ont été enlevés et enfermés dans des pensionnats indiens, où leur langue et leur culture leur ont été arrachées par la violence – un effort systématique de « tuer l’ Indien dans l’ enfant ». Au même moment, les rassemblements culturels et spirituels autochtones ont été bannis en vertu de l’ interdiction du potlatch, qui est restée en vigueur jusqu’ en 1951. La plupart des pensionnats indiens sont restés ouverts jusque dans les années 1960 et 1970, mais le dernier a fermé ses portes en 1996. Devant ces épisodes historiques, que la Commission de vérité et réconciliation du Canada qualifie de « génocide culturel », les communautés autochtones reviennent en force en renouant avec des valeurs et des traditions de longue date. Dans le nord-ouest du Pacifique, la traversée en canot est essentielle à ce retour.

Frank Brown, un Heiltsuk de Bella Bella, a organisé la première expédition en canot dans le cadre d’ Expo 86, une exposition universelle tenue à Vancouver la même année que le centenaire de la ville. En 1984, alors qu’ il étudiait au collège et travaillait à la Vancouver Aboriginal Friendship Centre Society, il a reçu une demande du maire de Vancouver qui voulait inclure la participation des Autochtones dans l’ exposition. Frank Brown a sauté sur l’ occasion. « Je voulais nous représenter, et montrer la première forme de transport et de communication de la côte, explique-t-il. Et pour nous, c’ était le glwa, le canot de mer. » Après l’ Expo, l’ idée a gagné du terrain. En 1989, un Quinault – le défunt Emmett Oliver – a organisé une expédition en canot à Seattle pour assurer une présence autochtone au centenaire de l’ État de Washington. En 1993, Bella Bella – la communauté natale de Frank Brown – a accueilli le premier qatuwas (ou rassemblement) annuel à l’ occasion de l’ Année internationale des populations autochtones du monde. Ce rassemblement, ensuite baptisé « voyage de canot tribal », a lieu chaque année depuis.

« Les Autochtones de la côte se sont servis du canot comme outil d’ autonomisation dans leur processus de décolonisation, dit Frank Brown. C’ était vraiment un véhicule puissant pour la communauté, le développement des jeunes, la revitalisation culturelle, la préservation de la langue et le maintien de la culture et des protocoles. Quand on suit le protocole traditionnel qui consiste à réunir les tribus par le voyage en canot, les cérémonies doivent demeurer intactes. »

Frank Brown, Heiltsuk de Bella Bella

D’ un voyage en canot à l’ autre, les communautés autochtones progressent vers une prise de pouvoir sur les plans culturel, social et politique. Dans le nord-ouest du Pacifique et ailleurs sur le globe, elles émergent des sombres ténèbres du colonialisme pour occuper le devant de la scène dans les luttes nationales et internationales pour la justice sociale et environnementale. À bord de leurs formidables pirogues de mer, les acteurs autochtones pourraient peut-être, à coups de pagaie, redessiner le paysage mondial.

« Je pense que notre peuple a une occasion d’ enseigner aux leurs ces précieuses leçons non seulement sur la viabilité de la communauté, mais aussi sur la durabilité des ressources naturelles dont sa survie dépend – et ce sont ces ressources qui comptent vraiment pour nous, affirme Frank Brown. Il faut regarder vers le passé pour mieux avancer. »

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