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atlas des peuples autochtones du Canada

Pensionnats indiens

Anne Spice est une Tlingite de la Première Nation des Kwanlin Duns à Whitehorse, au Yukon. Ayant grandi sur les terres concédées en vertu du Traité no 7, elle habite aujourd’ hui entre Lenapehoking (New York) et les terres des Wet’ suwet’ ens, connues sous le nom de « Colombie-Britannique ».

Et je ne saurai jamais ce qui s’ est vraiment passé… Ça a plongé ma famille dans le silence

Témoignage de Lee Spice devant la Commission de vérité et réconciliation 

Nous voilà sur les lieux de l’ ancien pensionnat indien de Carcross (aussi appelé pensionnat indien de Chooutla). Ici, des escaliers de béton qui ne mènent nulle part; là, un camion aux vitres cassées. Au loin, quelques bâtiments décrépis et croulants. Il ne reste plus rien du pensionnat lui-même, mis à part des déchets et des éclats de verre. L’ atmosphère est lourde et immensément triste. J’ avais apporté du tabac en offrande, mais l’ occasion n’ est pas la bonne. Les lieux sont vides, pourtant il n’ y a pas de quoi triompher. Il ne s’ agit pas de la chute d’ un monument raciste, pas plus que de la démolition, pierre par pierre, d’ un mur qui divise. Non, les lieux sont tristement vides. Vides comme des poumons après un souffle de désespoir. Vides comme mes mains. Vides comme ma bouche, à court de mots.

La voix de ma mère émerge du silence : « Tant de jeunes vies détruites ici. » Dont celle de son père, mon grand-père, que je n’ ai jamais connu. Il a succombé aux monstres dans sa tête, nés au pensionnat. Jamais il n’ a raconté son histoire; il a ravalé ses paroles. C’ est d’ ailleurs cette absence qui me trouble, moi qui cherche à comprendre mon rapport à la recherche de vérité et de réconciliation. Comment dire la vérité quand on l’ ignore? Comment se réconcilier avec les disparus? Le départ de Peter LeBarge, et de tous ces innombrables pensionnaires qui n’ ont pas survécu, laisse un vide douloureux. Ce n’ est pas une blessure qui se guérit, mais un membre fantôme qui nous aurait été arraché et qui continuerait de nous lanciner.

D’ attirer l’ attention sur cette absence, sur les disparus, va à contre-courant, ébranlant le discours qui invite les survivants à être les maîtres d’ œuvre du processus de guérison nationale. Dans les angles morts de l’ histoire, ces épisodes qui échappent aux témoignages, se trouvent les victimes des pensionnats indiens qui n’ ont pas eu la chance de vivre pour rapporter leur expérience à elles. Ce qu’ elles ont vécu se réverbère d’ une génération à l’ autre, mais le langage propre au traumatisme intergénérationnel ne rend pas honneur à leur existence, ni à leurs choix. L’ absence de mon grand-père nourrit des hypothèses douloureuses, mais ce n’ est pas la même chose qu’ un traumatisme. Je me demande ce qui s’ est passé dans cette école. Et s’ il n’ était jamais allé? M’ aurait-il montré à chasser l’ orignal? S’ il avait appris le tlingit de mon arrière-grand-mère, peut-être me l’ aurait-il enseigné à son tour? Je me demande s’ il s’ opposerait à ces pipelines, lui aussi.

Devant la Commission de vérité et réconciliation (CVR), ma mère a témoigné au nom de ceux qui ont été réduits au silence, qui n’ ont jamais eu la chance de raconter leur histoire. Elle a relaté ce qu’ elle sait de l’ expérience de son père au pensionnat indien de Carcross :

Mon père ne nous a jamais rien dit sur ses années d’ école. Pas un mot de toute sa vie.
C’ était un homme bon; jamais il n’ a levé la main sur nous.
Mais les monstres dans sa tête l’ ont torturé toute, toute sa vie.
[…]
Notre père, nous l’ avons regardé se faire ronger de l’ intérieur.
Il s’ est sacrifié pour nous, pour qu’ on ait une vie « normale ». Normale.

Le témoignage de ma mère devant la CVR a eu un triple effet. D’ abord, elle a allégé le silence en le brisant. Ensuite, elle a redéfini le silence comme une expression de souffrance et une prise de pouvoir. Mon grand-père, en gardant son expérience pour lui et en refusant de la transmettre à ses enfants, s’ est laissé ronger de l’ intérieur. Essentiellement, ma mère interprète cela non pas comme une souffrance passive, mais comme un sacrifice : il a refoulé la violence pour ne pas la léguer aux générations futures. Il est clair que le silence n’ est pas le simple symptôme d’ un traumatisme. C’ est un outil puissant qui blesse et réprime à la fois. Enfin, ma mère a mis en lumière l’ incapacité de la CVR à rendre compte de l’ histoire des défunts, en rappelant avec éloquence l’ existence de son père et en racontant ce qu’ il a vécu, même si nous ignorons la vraie histoire. Cette histoire ne concerne pas que mon grand-père, mais aussi toutes les générations de notre famille. Elle ne saurait être réduite à une seule voix, une seule personne. Elle fraye la voie pour qu’ on parle de l’ expérience de mon grand-père de génération en génération, dépassant ainsi les frontières du discours de la CVR sur la réconciliation nationale. Elle nous a permis de nous tourner les uns vers les autres. Pour nous insurger, nous entraider et guérir.

À la fin de 2015, la CVR a publié dans ses archives des documents, dont des photos, sur les pensionnats indiens de partout au pays. J’ ai trouvé les archives de Carcross, au Yukon. Je suis tombée surtout sur des photos de bâtiments, quelques-unes d’ enfants, mais elles ne dataient pas du temps où mon grand-père fréquentait l’ école (1936-1940). J’ espérais trouver une photo de lui enfant (je ne sais pas pourquoi, mais je pensais réussir à le reconnaître). Ici, il est absent, mais son fantôme hante les bâtiments et les environs. Plus tard, quand j’ ai consulté les archives de Whitehorse, au Yukon, j’ ai trouvé quelques photos d’ élèves. Nous pensons que l’ un d’ eux serait mon grand-père. C’ est difficile à dire, étant donné que nous n’ avons pas de photo de lui enfant pour comparer. En fouillant dans les documents sur le pensionnat de Carcross, j’ ai trouvé des sommaires de rapport, où j’ ai pu lire : « Le pensionnat était reconnu pour son insalubrité, la discipline de fer du personnel, sa nourriture de piètre qualité et l’ inconfort des logements. Dans les années 1940, la direction a admis que les élèves étaient fouettés si fort qu’ il fallait les maintenir au sol. » J’ ai envoyé le lien à ma mère par courriel.

Plus tard, nous avons comparé ce que nous avions trouvé dans les archives.

Lee : Après avoir lu ton courriel
Et appris que les élèves étaient fouettés et maintenus au sol
J’ étais ravagée
Mes nerfs ont craqué

Nous sommes adultes, même une petite parcelle de l’ histoire peut nous faire craquer. Nous en savons assez sur cette école, et sur les autres, pour comprendre que l’ horreur qui s’ y est déroulée dépasse notre imagination. Elle a dévasté mon grand-père. Mais les monstres dans sa tête l’ ont torturé toute, toute sa vie. Aujourd’ hui, des décennies plus tard, un bout de texte dans un rapport a encore le pouvoir de faire souffrir. Le silence de mon grand-père était une armure : par amour, il s’ est tu. Ma mère a ainsi grandi sans rien savoir. Nous puisons des forces dans son silence et refusons d’ être dans la tragédie.

Plus tard, après notre discussion sur les archives, j’ ai parlé à ma mère de ma difficulté à décrire les effets des pensionnats indiens sur notre famille. Je lui ai expliqué mes théories sur le silence comme action, prise de pouvoir et sacrifice, comme manière de refouler pour mieux aimer.

Anne : Ton père n’ a vraiment jamais parlé du pensionnat indien?
Lee : Je crois
Qu’ il a dit que les élèves bûchaient du bois
Le matin
Mon frère a dit
Qu’ il se souvient l’ avoir
Entendu parler de bûcher du bois

Debout sur les lieux du pensionnat indien de Carcross, j’ essaie de m’ imaginer tous les enfants qui grouillaient ici. Faire du lavage, attendre en file pour le dîner, bûcher du bois le matin. Et vivre des horreurs indicibles. Je n’ arrive pas à m’ imaginer à quoi ressemblent les monstres qui ont fini par ronger Peter LeBarge de l’ intérieur. À la place, je pense à mes relations avec les absents, les disparus. Je les imagine transposées dans la matière : dans l’ eau, le sol, les remèdes, les animaux… Tout ce que j’ essaie de protéger. Je parle aux disparus, pour leur poser des questions, leur demander conseil. Je leur dis que nous ne les avons pas oubliés, que je suis désolée. Même s’ ils ne connaîtront jamais la vérité et la réconciliation, je ne les laisse pas tomber et je leur dis merci. Je prononce le seul mot tlingit que je connaisse vraiment : gunalchéesh. Pour vos actions, votre prise de pouvoir, vos sacrifices, votre choix de refouler pour mieux aimer. Je laisse les syllabes remplir mes poumons, mes mains, ma bouche. Gunalchéesh.

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