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atlas des peuples autochtones du Canada

Animaux sauvages

Crystal Fraser est une Gwichya Gwich’ in originaire d’ Inuvik et de Dachan Choo Gèhnjik, dans les Territoires du Nord-Ouest. Elle termine actuellement un doctorat sur l’ histoire du Canada à l’ Université de l’ Alberta (Edmonton) à Amiskwaciwâskahikan, sur le territoire cédé en vertu du Traité no 6.

J’ appartiens à une communauté autochtone grandissante qui, de plus en plus, se voit dépossédée de ses territoires ancestraux. Dans notre vie de tous les jours, les enseignements culturels rattachés au territoire sont parfois relégués loin en arrière plan. Je me considère privilégiée de pouvoir retourner sur mon territoire natal, concédé en vertu du Traité no 11, en plein cœur du pays des Gwich’ ins. Les gens de chez nous désignent cette région sous le nom d’ Ahok Nankak, mais elle est plus communément appelée delta du Mackenzie. J’ habite aujourd’ hui à Amiskwaciwâskahikan (Edmonton, Alberta), alors ce n’ est pas un voyage de tout repos : je dois prendre trois vols, rouler sur la fameuse route de Dempster et entreprendre la sublime traversée du vaste fleuve Mackenzie (Nagwichoonjik). En 2012, après un hiatus de 20 ans, voilà que je débarquais sur la plage sablonneuse de Diighe’ tr’ aajil, où j’ ai joint à son camp ma mentor et cousine, Alestine Andre.

Embarcation remontant la Nagwichoonjik (le fleuve Mackenzie).

Gabe Andre, mon grand-oncle, a raconté l’ histoire d’ un Gwichya Gwich’ in et d’ un Inuvialuit qui avaient fait un pari à cet endroit, et c’ est justement cet endroit qui était la mise. L’ Inuvialuit a été déclaré vainqueur, après quoi le territoire a été baptisé Diighe’ tr’ aajil, ce qui signifie « là où quelqu’ un a tout perdu » ou « ils lui ont tout pris ». Malgré cette perte dévastatrice, je crois que mon parent gwich’ in était encore immensément riche. Selon toute vraisemblance, il était en bonne santé, possédait diverses habiletés pour la vie en nature, avait accès tout près à des rapides où il pouvait pêcher presque à volonté et, enfin, disposait d’ un large réseau de parents (dans les mondes spirituel, animal et humain) qui veillaient à son bien-être.

J’ étais inquiète à l’ idée que, à mon retour dans la région, je déçoive en quelque sorte les attentes de ma cousine. Mais en fin de compte, j’ en suis venue dans les jours qui ont suivi à réapprendre plusieurs leçons de mon enfance sur le langage des saules balancés par le vent; sur le pouvoir de la relation humain animal, au fil de mes échanges avec le shoh (ours) du voisinage; et sur l’ influence critique du langage sur les différentes visions du monde des Gwich’ ins. C’ est mon expérience avec le łuk (poisson blanc) qui m’ a le plus marquée, gravant dans mon âme une relation nouvelle qui m’ avait échappé dans mon enfance.

Ces activités étaient indispensables à notre survie.

Un peu sans m’ en rendre compte, j’ ai entamé ma relation avec le łuk au début des années 1980. C’ était à Dachan Choo Gèhnjik, un lieu spécial de l’ autre côté du fleuve, en face de Diighe’ tr’ aajil. Là-bas, ma jijuu – Marka Bullock (1929-2013) – a découpé des łuk par milliers, élevé un village d’ enfants et passé une bonne partie de sa vie. Elle et sa mère (Julienne Andre, ma diduu) ont géré la petite communauté et l’ économie halieutique vigoureuse de Dachan Choo Gèhnjik avec rigueur et expertise. Leur succès reposait en partie sur leur souci de cultiver des liens entre les enfants et le łuk. Les petits vidaient les filets, puis transportaient, nettoyaient, découpaient, accrochaient et fumaient le poisson (et autres corvées en tous genres!). Ces activités étaient indispensables à notre survie. Je crois que ce que je préférais avec le łuk, c’ était d’ enlever et de sécher les gyùu (écailles), puis de cueillir les baies qui allaient servir à teindre ces dernières. La couleur des baies choisies devait produire la nuance parfaite pour faire briller au soleil ces écailles entrant dans la confection d’ objets artisanaux. Des décennies me séparaient maintenant de ces expériences.

L’ auteure, Crystal Fraser, découpant du łuk au camp.

J’ ai entamé ma formation « moderne » à Diighe’ tr’ aajil comme cuisinière de camp, où j’ ai appris l’ art de préparer le raffiné its’ igoghoo (mets au goût de beurre à base des boyaux carbonisés du poisson blanc). J’ ai vite gravi les échelons : je m’ occupais de transporter le poisson près de la rive, et même d’ inspecter les filets avec ma cousine. Avant longtemps, on m’ a assigné une place à la table à découper le poisson, et Alestine m’ a offert un nouveau couteau pour cette occasion spéciale. J’ avais du boulot : préparer les filets, ramasser et transporter le łuk, trancher la chair (parfois aux dépens de la mienne!), ramasser le dahshaa pour le fumoir, éviter de faire un bruit qui attirerait un orignal en rut. C’ était épuisant, exaltant, émouvant.

Quand mes ancêtres ont conclu le Traité no 11 avec la Couronne en 1921, ils n’ étaient pas en mesure de prédire l’ avenir, soit 97 années de tragédie : les maladies et les épidémies, les pensionnats indiens, la quasi-abolition des économies rattachées au territoire, l’ extraction violente et intrusive des ressources. Malgré tout ça, les łuk sont toujours là. Avec nous. Ils nous accompagnent le long de Nagwichoonjik, se logent dans nos filets, nourrissent nos familles, apparaissent dans nos rêves la nuit et occupent une grande place dans nos légendes les plus célèbres.

Vers la fin de mon voyage, nous avons traversé le fleuve pour aller au camp des Bullock. Pendant ces deux décennies, Dachan Choo Gèhnjik s’ était complètement transformé : un banc de sable encombrant bloquait désormais l’ entrée « traditionnelle », créé volontairement pour l’ installation d’ une barge de dragage. Arrivée sur la terre ferme, l’ ancre jetée à l’ eau, j’ ai monté la pente abrupte où les enfants de Marka avaient jadis battu un sentier, à force de courir de haut en bas pour saluer les visiteurs et ramasser le łuk dans le canot. Le camp était désormais envahi par les saules, les épilobes à feuilles étroites et les herbes hautes de l’ Arctique. J’ ai passé devant les vieux chalets, submergée par l’ odeur du bois pourri, écoutant la plainte d’ une corde à linge abandonnée que le vent faisait ballotter. Puis, une histoire devenue légendaire m’ est revenue à l’ esprit. J’ ai inspiré à pleins poumons en imaginant ma grand-mère au même endroit, des décennies auparavant, tirer un shoh entre les deux yeux dans la nuit noire, déterminée à protéger les siens.

« Que sommes-nous devenus? », me suis-je demandé, philosophe. Résignée face à la désolation des lieux, j’ ai pensé : « Peut-être que Dachan Choo Gèhnjik aurait dû être l’ endroit où mon ancêtre gwich’ in avait “tout perdu”? ». C’ est alors que mon regard s’ est posé sur le sentier menant à la rive. Je me suis revue petite, en train de gambader et de me chamailler avec les cousins pour savoir à qui était le tour de recueillir l’ eau. Je pouvais presque entendre Marka me gronder quand, à quatre ans, j’ avais tenté de découper mon tout premier łuk : « Il ne faut jamais gaspiller! » Je repensais à toutes ces soirées où ma diduu se pelotonnait sur le lit (une palette de bois) qu’ elle trouvait le plus confortable pour nous conter des histoires en fumant sa pipe de tabac à l’ odeur sucrée. Nous étions suspendus à ces lèvres, même si elle ne parlait qu’ en gwich’ in, ne connaissant pas l’ anglais. Âgée de 96 ans, ma diduu finissait toujours par s’ assoupir, invariablement au meilleur moment de l’ histoire. Mais, lorsqu’ une petite volute de fumée s’ échappait de sa pipe, nous savions que l’ histoire n’ était pas finie.

Ma diduu a été parmi les premières personnes à nouer des relations avec les missionnaires au tournant du 20e siècle. Marka et sa fratrie ont fréquenté le pensionnat indien de Fort Providence, où elle a perdu sa sœur, Angele. Ma mère, Juliet, qui a été placée à la résidence Grollier Hall d’ Inuvik, compte parmi les derniers membres de notre famille à avoir été totalement asservis aux politiques scolaires fédérales visant l’ éradication de nos cultures et de nos familles. Malgré tout, j’ ai souri en hochant la tête : oui, un beau jour, je ramènerais ma propre famille à Dachan Choo Gèhnjik. Mais cette journée-là, j’ étais heureuse de retourner à Diighe’ tr’ aajil, le lieu où nous avons apparemment « tout perdu ». Pour continuer de découper du łuk.

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