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atlas des peuples autochtones du Canada

Qu’ est-ce qui est « autochtone »?

D’ origine ojibwée, Drew Hayden Taylor habite là où il a grandi, dans la réserve de la Première Nation de Curve Lake, dans le centre de l’ Ontario. Auteur pluridisciplinaire, il est honoré d’ être considéré comme un conteur contemporain.

Photo de la série Concrete Indians, Nadya Kwandibens, photographe anishinaabee-ojibwée.

Qu’ est-ce qui revient aussi régulièrement que la comète de Halley, même un peu plus souvent? La question de l’ appropriation de la culture autochtone. Tous les deux ou trois ans, la polémique refait surface. Il y a des années, c’ était en réaction aux récits de W. P. Kinsella se déroulant à Hobbema. Depuis, on a eu droit à toutes sortes de variations sur le même thème – que ce soit Johnny Depp qui incarne Tonto ou les Allemands qui font un pow-wow. Grosso modo, tout le débat repose sur le droit ou l’ aptitude des représentants d’ une culture X à parler ou à s’ inspirer d’ une culture Y.

Depuis le début de ma carrière d’ écrivain, c’ est toujours la même chose : le débat sur l’ appropriation culturelle nous guette dans l’ ombre et, de temps en temps, se pointe le bout du nez pour semer la zizanie entre Autochtones et non-Autochtones. Il a d’ ailleurs été particulièrement virulent dernièrement. En 2017 – ceux qui ont voyagé en Antarctique seront au courant –, les médias canadiens se sont enflammés (surtout sur Twitter) en réaction à divers cas d’ appropriation de la parole autochtone. Les prétentions déroutantes et controversées de Joseph Boyden, qui revendique son ascendance autochtone, ont notamment fait couler beaucoup d’ encre. Peu après, dans les pages de la revue Write de la Writers’  Union of Canada, le rédacteur en chef Hal Niedzviecki pesait le pour et le contre de l’ appropriation culturelle, secondé par une équipe de Blancs hautement scolarisés – des hommes pour la plupart. Résultat : M. Niedzviecki a été renvoyé, et l’ affaire a vite pris l’ allure d’ un ping-pong verbal dans l’ arène publique.

Les descendants des « colonisateurs » étaient divisés : pour certains, l’ art n’ a pas de couleur et c’ est le travail des écrivains d’ inventer des histoires; pour d’ autres, les Premières Nations du Canada devraient avoir le droit de raconter leurs histoires elles-mêmes. Évidemment, quelqu’ un avancera que l’ appropriation culturelle existe depuis la nuit des temps et que le mélange des cultures est inévitable. On m’ a d’ ailleurs dit que si je m’ oppose à l’ appropriation culturelle, je ne devrais pas avoir recours à l’ écriture, au livre ou à la presse, qui nous viennent tous de l’ autre côté de l’ océan. Donc, si on extrapole, je devrais dire au revoir aux mets chinois et aux baguettes, à la cuisine grecque, aux souliers, aux montres. Je ne devrais pas conduire ma Kia ni lire Tolstoï ou Joyce (bon, je ne les ai jamais lus, mais vous comprenez l’ idée).

Je me souviens d’ un documentaire où W. P. Kinsella, pour défendre ses histoires d’ Hobbema, affirmait : « On n’ a pas besoin de se suicider pour écrire sur un personnage qui se suicide. »

Mais il y a un raisonnement qui, personnellement, me donne de l’ urticaire : si je suis contre l’ appropriation culturelle, il paraît que logiquement, je ne devrais pas écrire en anglais. Les gens qui disent cela oublient que la plupart des Autochtones ont été forcés d’ apprendre l’ anglais à la pointe d’ un fusil, métaphoriquement parlant : si la plupart des écrivains autochtones ne savent pas s’ exprimer dans leur langue ancestrale, c’ est que son usage était jadis illégal et sévèrement puni. Alors maintenant, forcément, l’ anglais prédomine sous notre plume. À ces gens, on a bien envie de dire qu’ ils ont la mémoire courte.

Chez les Autochtones, le consensus est plus fort. La plupart d’ entre eux voient l’ appropriation culturelle comme une forme de génocide. Quand nous laissons les descendants des colonisateurs raconter nos histoires, c’ est eux qui contrôlent la perception que le public a de nous. À travers le prisme des non-Autochtones, le regard qu’ on porte sur notre expérience est faussé.

Photo de la série Concrete Indians, Nadya Kwandibens, photographe anishinaabee-ojibwée.

J’ avoue que la question est bien plus complexe que ce que la plupart des gens sont prêts à admettre. Pour simplifier la chose, j’ ai pris les grands moyens : j’ ai cherché le verbe « s’ approprier » dans le dictionnaire. O. K., ça fait vieille école, mais tant pis. Au sens littéral, s’ approprier une chose signifie qu’ on se l’ attribue pour son usage personnel, généralement sans l’ autorisation du propriétaire. J’ en profite pour emprunter les mots d’ un dramaturge anglais : « Oui, là est l’ embarras. »

D’ un bout à l’ autre du globe, les cultures s’ entremêlent. C’ est une évidence, et le monde s’ en trouve meilleur à mon avis. Quand je déguste une soupe tonkinoise ou que je regarde une série télévisée britannique, ce n’ est pas de l’ appropriation culturelle à mon sens. Je suis prêt à parier que les Tonkinois ou les Britanniques m’ accordent la permission spéciale de profiter de ce que leur nation a de bon à offrir. Je n’ ai aucun doute que quand je mange avec appétit – à l’ instar de pratiquement n’ importe qui dans le monde – des sushis, un dimsum ou un dal dans un restaurant exotique, le propriétaire a envie de me faire un pouce en l’ air. Voilà une forme positive d’ appropriation culturelle.

De notre point de vue, les Européens ont pris nos patates, notre maïs, notre tabac et nos canots parce que nous leur en avons donné le droit. Ça s’ appelle du commerce. Je vous jure. Génial, non? À ce que je sache, aucune Première Nation ne dénonce la mondialisation du kayak ou de la patate. Bon, il y en a peut-être une ou deux, mais ce n’ est pas un mouvement collectif.

J’ ai entendu des auteurs non autochtones dire qu’ ils n’ osent plus mettre en scène des personnages autochtones dans leurs pièces, leurs romans ou leurs jeux vidéo, par peur de représailles. Minute, pas de panique. Les écrivains parlent du monde où ils vivent et, de nos jours, les peuples se côtoient. Je suis certain que tous les écrivains canadiens ont croisé un jour ou l’ autre le chemin d’ un Autochtone, et vice-versa. Pour ma part, je n’ ai aucun problème avec l’ apparition de personnages autochtones dans leurs œuvres. Je trouve même que c’ est assez chouette. Dans beaucoup de mes écrits, les personnages autochtones croisent des personnages allemands, juifs et blancs, comme dans la vraie vie.

Là où le bât blesse, c’ est quand un écrivain traite son récit sous le seul angle d’ un personnage extérieur à sa culture. Sans permission. Inutile de demander une permission pour raconter que vous avez bavardé avec un Autochtone dans un café, ou que vous êtes déjà sorti avec une Autochtone à l’ université. Ce sont des choses qui arrivent… à tout le monde. Alors, faites aller votre plume. En revanche, je crois qu’ il vous faut une permission si vous voulez mettre les lunettes d’ un personnage qui a perdu son enfant à cause de la rafle des années 60, ou qui a souffert de racisme sur une réserve. En fait, j’ en suis convaincu.

Certaines œuvres explorent le patrimoine culturel collectif, à la grande joie de toutes les sociétés. J’ ai moi-même écrit un roman de vampires et un recueil de nouvelles de science-fiction mettant en scène des Autochtones. Certains pourraient y voir une forme d’ appropriation culturelle : « Les vampires et les vaisseaux spatiaux ne figurent pas dans les annales des Autochtones. » Si les communautés vampiriques et extraterrestres jugent que j’ ai empiété sur leur terrain, je les prie de m’ excuser. Sauf que, encore ici, je doute qu’ il me fallait une permission particulière. En tout cas, je n’ ai pas encore reçu de lettres ou de courriels haineux de Nosferatu ou d’ extraterrestres.

D’ autres disent que l’ appropriation culturelle est une pente glissante. Si l’ on commence à permettre certaines choses, où s’ arrête-t-on? Les hommes peuvent ils écrire sur les femmes, les droitiers sur les gauchers, les voleurs de banque sur les fraudeurs? Et ainsi de suite. Un jour, sur la question de légiférer contre l’ obscénité, quelqu’ un a dit à peu près ceci : « Je ne peux pas définir exactement ce qu’ est l’ obscénité, mais si j’ en voyais, je la reconnaîtrais. » Tiens, pensez aux petits pots à sous (quand les sous existaient encore) dans les dépanneurs : il y a une différence entre prendre un seul sou et 200 000 $.

Il y a quelques mois, j’ ai vu une publicité pour un nouveau produit Chanel. C’ était un boomerang griffé. Le prix? Près de 2 000 $. Sans blague.

Je crois qu’ il n’ y a rien de plus à ajouter.

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